« Heureux les pauvres de cœur, car le royaume des Cieux est à eux. Heureux ceux qui pleurent, car ils seront consolés. Heureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasiés. » (Mt 5, 3-6)
Quelles paroles étonnantes que celles des Béatitudes ! Sont donc proclamés heureux les pauvres de cœur, les doux, ceux qui pleurent, ceux qui sont persécutés… Ce paradoxe saisissant, cette contradiction apparente, ne peut que nous interroger et nous interpeller : Jésus pose sur les humbles et les petits un regard qui nous étonne, un regard différent de celui que le monde porte habituellement sur eux.
Le pauvre, ce frère aimé de Dieu
Aux pauvres, Jésus promet un bonheur entier et plénier ! Il leur accorde la toute première place ; il vient révéler au monde entier l’affection privilégiée du Père pour les petits. Sans cesse, Dieu manifeste aux hommes son amour préférentiel pour les pauvres, sa tendresse envers ceux qui souffrent : « Il délivrera le pauvre qui appelle et le malheureux sans recours. Il aura souci du faible et du pauvre, du pauvre dont il sauve la vie », nous dit le Psaume 71. Cet Amour préférentiel du Père pour les petits, Jésus vient l’accomplir et le révéler pleinement : sans cesse, il va à la rencontre de ceux qui souffrent, de ceux qui sont rejetés, méprisés. Il fait marcher le paralytique, il relève le fils de la veuve, il ouvre les yeux de Bartimée, il révèle sa miséricorde à la Samaritaine… Ses actes, comme ses paroles, nous appellent à nous laisser envahir à notre tour par cet amour préférentiel pour les pauvres et les petits : un amour qui nous presse d’aller à leur rencontre, de les servir et de les aimer. C’est pourquoi depuis 2000 ans, l’Église accueille, réconforte, soigne, éduque. Nombreux sont ceux qui ont pris ce chemin de compassion et de charité, de saint François d’Assise à saint Vincent de Paul, de sainte Teresa de Calcutta à soeur Emmanuelle ou Jean Vanier. Sans compter la multitude d’hommes et de femmes inconnus aux yeux du monde, qui oeuvrent sans faire de bruit au service des pauvres. Aujourd’hui encore, partout dans le monde, à travers le travail de nos partenaires, nous sommes témoins de l’engagement de l’Église auprès des plus pauvres. Les exemples sont innombrables. À Mvog Betsi, banlieue défavorisée de Yaoundé, un hôpital dominicain prodigue des soins à la population locale ; à Lubumbashi en RDC, les frères salésiens de Don Bosco accueillent et réinsèrent les jeunes de la rue ; en Thaïlande et au Cambodge, les sœurs du Bon Pasteur accompagnent les femmes en situation de grande précarité et les aident à sortir de la prostitution ; en Haïti, les Filles de la Sagesse scolarisent des enfants sourds et muets… Partout, de mille manières, avec audace et inventivité, l’Église prend soin des plus démunis. Elle vit en actes cet amour préférentiel pour les pauvres et poursuit ainsi la présence du Christ auprès de ceux qui souffrent.
Un chemin de transformation
Chacun d’entre nous est appelé à prendre part à cette mission de compassion, à vivre cette tendresse pour les pauvres. Et cet appel, qui s’incarne dans la rencontre et le service, est pour nous le lieu d’une profonde conversion, une conversion de tout notre être, dans sa globalité : conversion de notre regard, conversion de notre intelligence, de nos repères et de nos valeurs, conversion de notre cœur.
Ce chemin de conversion commence par une décision : celle de sortir de l’indifférence. Nous pouvons décider de voir la détresse de nos frères et sœurs pour ce qu’elle est réellement, sans nous dérober.
Quatre mois après son élection, le pape François se rend sur l’île de Lampedusa pour y constater la mort de centaines de migrants. Son indignation retentit alors comme un signal :
« Qui a pleuré pour la mort de ces frères et ces sœurs ? La mondialisation de l’indifférence nous a ôté la capacité de pleurer. Nous sommes habitués à la souffrance de l’autre, elle ne nous regarde pas, ne nous intéresse pas, ce n’est pas notre affaire !1 » Sortir de l’indifférence, c’est voir dans le pauvre un frère en qui Dieu est présent, un frère qui nous est proche dans sa détresse. La vraie compassion est bien plus qu’une émotion passagère : elle est une disposition du cœur, qui accepte de se laisser atteindre et blesser par la souffrance de l’autre. « Certaines réalités de la vie, on ne peut les voir qu’avec les larmes. La seule réponse face à la souffrance, c’est le silence, ou la parole qui naît des larmes. Soyez courageux, n’ayez pas peur de pleurer ! », déclare encore le pape François lors de sa visite aux Philippines en janvier 2015.
Avoir le courage de pleurer : les mots du pape nous montrent à quel point la compassion est tout sauf une marque de faiblesse. Elle est un véritable retournement du cœur. Elle transforme notre cœur de pierre en un cœur de chair, et nous pousse à dépasser nos freins, nos replis et nos peurs, pour nous ouvrir à nos frères et sœurs qui souffrent. Et cela nous conduit naturellement à l’engagement et à l’action. Cette véritable compassion ne peut que nous mettre en mouvement au service de ceux pour lesquels nous pleurons. Ce service des pauvres auquel nous sommes appelés ne s’appuie alors plus seulement sur de beaux sentiments ou un simple élan de générosité, mais sur un engagement de toute notre personne dans des choix et des actes concrets.
Cet engagement, cette amitié authentique avec notre frère qui souffre, va changer profondément le regard que nous portons sur lui, sur nous-mêmes, sur notre relation aux autres, sur la personne, sur le monde. Ce bouleversement va réveiller et affiner notre sensibilité, modifier notre perception des situations, de la souffrance, de la justice. Il va aussi nous conduire bien souvent à remettre en cause nos jugements, nos certitudes, nos repères, notre vision du monde. Il vient transformer notre intelligence, ouvrir et façonner notre cœur. Ainsi c’est toute notre vie, dans toutes ses dimensions – notre regard, notre esprit, notre cœur, mais aussi notre façon de vivre et d’agir au quotidien – qui se trouve radicalement bouleversée. C’est une conversion de tout notre être, dans toutes ses composantes, que la rencontre et le service du pauvre vont nous amener à vivre.
LE SERVICE DES PAUVRES NOUS APPARAÎT SPONTANÉMENT COMME UN ACTE DE COMPASSION et de charité. Cependant, fondamentalement, servir le pauvre est d’abord une question de justice. La pauvreté est la privation d’un bien fondamental qui est dû à la personne – qu’il s’agisse de biens matériels, de la santé physique ou psychique, d’une sécurité affective élémentaire, ou de tout autre bien nécessaire à la vie. La pauvreté est donc un immense scandale, car elle prive nos frères et sœurs des conditions d’une vie digne.
« Quand nous donnons aux pauvres les choses indispensables, nous ne faisons pas pour eux des dons personnels, mais nous leur rendons ce qui est à eux ! Plus qu’accomplir un acte de charité, nous accomplissons un devoir de justice. », disait saint Grégoire le Grand (Regula pastoralis, 3 ; 21) Cependant, ce devoir de justice ne s’accomplit pleinement que s’il est vécu dans une véritable charité, qui nous fait voir dans le pauvre un frère qui nous est proche, et le visage de Dieu lui-même.
« JÉSUS A ENTENDU LE CRI DE PIERRE.
Demandons la grâce d’entendre le cri de celui qui vit dans des eaux tumultueuses. Le cri des pauvres : c’est le cri des petits qui souffrent de la faim, des enfants habitués au fracas des bombes au lieu des cris joyeux des jeux. C’est le cri des personnes âgées mises de côté et laissées seules. C’est le cri de celui qui se trouve à affronter les tempêtes de la vie sans une présence amie. C’est le cri de celui qui doit fuir, laissant sa maison et sa terre sans la certitude d’un but. C’est le cri de populations entières, privées même des ressources naturelles considérables dont elles disposent. C’est le cri des nombreux Lazare qui pleurent, tandis qu’une poignée de riches fait des banquets avec ce qui, en justice, revient à tous. L’injustice est la racine perverse de la pauvreté. Le cri des pauvres devient chaque jour plus fort, mais chaque jour moins écouté. » – Pape François, homélie pour la Journée mondiale des pauvres, 18 novembre 2018
Un chemin de bonheur et de joie
« Va, rends les autres heureux, et tu connaîtras la joie ! », affirme la devise de Fidesco. Cette devise peut s’appliquer à l’expérience des innombrables missionnaires qui, partout dans le monde, ont donné toute leur vie au service des pauvres. Les volontaires font à leur tour cette expérience au cours de leur mission. Combien d’entre eux, à leur retour, témoignent de la joie qu’il y a à vivre parmi les petits et les pauvres : joie de se donner, mais aussi joie de recevoir ! « Que de moments de vraie joie avons-nous partagé ! Notre expérience malgache fut extraordinaire. C’est une invitation à agir, à sortir de chez nous, à donner de notre temps, à nous donner entièrement pour les autres, source de joie véritable et durable », racontent Jérôme et Albane, après deux ans de mission. « Qu’ai-je appris sur le terrain ? La patience, la confiance, la simplicité, la joie. Pas la joie passagère, mais la joie profonde de savoir qu’on fait le bien, même s’il est tout petit, même s’il est entouré de difficultés, de ras-le-bol, de défaites. Une joie sereine, qui reste », témoigne Marielle au terme d’une année de mission au Brésil.
Pour notre part, nos trois années à Madagascar en tant que volontaires Fidesco ont fait partie des moments les plus heureux de notre vie. Non pas parce que la vie y était facile et agréable. Bien au contraire, nous avons connu beaucoup de difficultés liées à la mission : isolement, problèmes de santé, déceptions, barrière culturelle et linguistique, frustration de ne pas pouvoir faire plus… Mais parce que notre vie là-bas était donnée, parce qu’elle était tournée vers les autres, au service des pauvres, elle était pleine, « remplie ». Pour la première fois, nous faisions l’expérience de ce sentiment de plénitude, de cette joie profonde et paisible. Nous nous sentions au bon endroit, à notre place, et nous nous interrogions : « D’où vient cette intensité de vie et de joie ? Quelle en est la source ? » La joie en mission est certainement le fruit du don de soi, de ses compétences, de son temps, de son cœur. Mais nous avons découvert qu’elle venait de plus loin que cela : la joie est le grand don que nous recevons des pauvres, de ceux-là mêmes que nous sommes venus servir. Elle nous est offerte de leur part comme un don gratuit, inattendu et surabondant. Bien souvent, nos frères et sœurs démunis nous édifient par leur courage, leur sourire, leur incroyable capacité de résilience dans les épreuves. Sans le savoir, ils sont témoins d’une espérance et d’une joie d’autant plus manifeste qu’elle jaillit mystérieusement au cœur des plus grandes détresses. Comment ne pas y voir le don gratuit de Dieu, le signe de sa présence chez ceux qu’il aime d’un amour de prédilection ?
Ainsi, les pauvres révèlent la présence de Dieu au milieu de nous : un Dieu qui a épousé notre souffrance, qui s’est fait lui-même le plus pauvre et le plus petit d’entre nous.
Sainte Teresa de Calcutta allait même jusqu’à dire : « Nous ne devons pas aimer les pauvres comme s’ils étaient Jésus. Nous devons les aimer PARCE QU’ils sont Jésus2. » Elle le répétait sans cesse à ses sœurs : Jésus est présent dans le pauvre ! « Jésus vient nous voir. Il vient à nous en ceux qui ont faim, ou qui sont en manque de vêtements, les alcooliques, les prostituées, les mendiants des rues3. » Dans le pauvre que nous rencontrons, c’est Jésus crucifié qui est vivant et qui attend notre amour. Ainsi, Dieu vient à notre rencontre à travers le pauvre. Par lui, il nous enseigne, nous façonne à son image, nous humanise. Par lui, il se rend présent et se donne au monde. Servir le pauvre représente donc un enjeu et un appel fondamental : c’est le lieu de notre rendez-vous avec Dieu lui-même. Et cette rencontre personnelle est essentielle pour notre vie spirituelle, pour notre chemin de sainteté. « À chaque fois que vous l’avez fait à l’un de ces petits, c’est à moi que vous l’avez fait ! » (Mt 25, 40) Voilà pourquoi le père Pedro, missionnaire lazariste à Madagascar, s’écrie : « Les pauvres nous ouvrent les portes du Ciel ! Ils sont la pierre angulaire de l’Église4 ! » Ne passons pas à côté de cette rencontre ! Ayons l’audace de nous mettre en route !
« LA RENCONTRE DU PAUVRE NOUS PLACE DEVANT UN IMMENSE PARADOXE. » La pauvreté est un scandale, un mal que nous devons résolument combattre. Mais en même temps, les pauvres sont le lieu privilégié de la présence de Dieu dans le monde. Nous devons haïr la pauvreté, mais nous sommes appelés à rencontrer, servir et aimer les pauvres : à travers eux, Dieu nous révèle son visage, nous humanise, nous sauve. Ce paradoxe est celui de la Croix : du mal le plus inadmissible, Dieu est capable de faire jaillir un bien infiniment plus grand.
1 Homélie du pape François à Lampedusa le 8 juillet 2013.
2 Mère Teresa, citée dans Les langages d’amour de Dieu de Gary Chapman, p. 80, éditions Farel, 2003.
3 Mère Teresa, citée dans Pensées spirituelles, pensées choisies et réunies par José Luis Gonzalez Balado, p. 32, éditions Médiaspaul, 2000.
4 Père Pedro Opeka, interview par Fanny Cheyrou, Panorama, décembre 2016.