Le monde est un système global dans lequel tout est lié : la lutte contre la pauvreté ou l’éducation ne peuvent pas être séparées des transformations de la finance ou des évolutions technologiques. Mais le fait même que tout paraisse inextricablement lié peut décourager l’action : comment prétendre modifier un système aussi complexe où tout joue sur tout ? Comment savoir que l’on agit efficacement quand les engagements sont nécessairement limités dans le temps et dans l’espace ? Pour éviter de perdre courage et pour pouvoir travailler avec d’autres, il importe de savoir, puisque tout est lié, par quoi tout est lié.
Dans les sociétés traditionnelles, la certitude que « tout est lié » manifeste l’harmonie du cosmos ; pendant longtemps, ce fut au regard de cette harmonie et de sa mise en cause que les déséquilibres (pauvreté, maladies ou guerres) étaient compris. Avec la modernité et son corollaire, la prédominance de l’esprit scientifique occidental, les liens entre les événements ou les choses ont été interprétés d’une façon nouvelle : non par rapport à un Tout mais selon la manière dont ils se déterminent mutuellement. On est alors passé de la notion d’harmonie à celle de système. Par exemple, avec l’élaboration des premiers « circuits économiques » au XVIIIe siècle, des activités humaines élémentaires comme la consommation, la production, l’investissement ou l’épargne, qui étaient jugées jusqu’alors d’après la vertu et les principes moraux, ont été analysées selon leurs interactions supposées constituer un « système économique ».
Les opérations matérielles séculaires des humains – le travail, l’alimentation ou la prévoyance – sont devenues des « agrégats économiques » mis en relation les uns avec les autres. On a relié les dimensions économiques à celles de la santé, de l’hygiène ou des conditions de vie. De fil en aiguille, ce sont tous les aspects de l’activité sociale et économique qui ont été traduits en sous-systèmes et en agrégats, et mis en relation formelle par des équations et des modèles mathématiques. À l’idée de recherche de l’harmonie a succédé celle de performance et de croissance. Le problème étant de définir ce que signifie une telle « performance ».
Cette remarque préliminaire a pour but d’éviter un malentendu. Énoncer que tout est lié comme le fait par exemple, à maintes reprises, l’encyclique Laudato Si du pape François, n’est pas en soi un fait nouveau. Cela rappelle qu’on ne peut pas agir sur une partie des activités humaines sans générer des conséquences positives ou négatives sur d’autres activités. Ainsi, la spéculation financière a des effets sur l’endettement des pays, donc sur leurs investissements publics et privés, sur l’éducation, et finalement sur la productivité du travail. Celle-ci peut être compensée par une surutilisation des ressources naturelles et une dégradation de l’environnement. On ne peut donc agir sérieusement sur une dimension sans se préoccuper de savoir ce que cette action produira sur les autres dimensions.
Mais la question est de savoir par quoi tout est lié : l’harmonie ou la performance du système ? Lorsque le pape François répète que tout est lié, il place clairement la question dans un contexte global qui est aussi bien financier, économique, démographique, écologique que social. Mais il se réfère à la doctrine constante de l’Église pour laquelle, si tout est lié, ce n’est pas par des systèmes d’équations ou des agrégats abstraits. Tout est lié parce que l’être humain est affecté par toutes les dimensions de ses propres activités, y compris (et désormais fortement) par celles qui ont des conséquences sur son environnement. En d’autres termes, ce n’est pas tant de reconnaître que tout est lié qui importe, mais de prendre en considération que c’est la vie humaine qui met tout en liaison.
En effet, les problèmes sociaux, économiques ou éducatifs n’ont d’importance que dans la mesure où ils sont reliés à cette même instance intégrative : l’humanité. En conséquence, réformer la finance, lutter contre la pauvreté ou défendre l’intégrité de la planète n’a aucun sens en soi, tandis que faire en sorte que la finance, la création de richesses ou l’environnement demeurent favorables à la vie humaine en a un.
Une telle affirmation pourrait être comprise comme un désolant anthropocentrisme (et elle l’est malheureusement souvent par des commentateurs peu attentifs) si on néglige qu’il s’agit d’une affirmation chrétienne. Si l’homme est mis au centre des problèmes, encore faut-il comprendre qui est l’homme et donc à quelle anthropologie on fait référence lorsqu’on fait de lui la mesure de toutes choses. Or, dans une perspective chrétienne, la nature de l’homme ne se comprend que dans une relation avec Dieu. C’est Dieu qui donne à l’être humain le devoir de « cultiver le jardin », d’assurer la poursuite de la Création par ses travaux, d’en respecter les équilibres, la justice, la beauté et la durée. L’anthropologie chrétienne exige donc que l’homme, du fait de son existence, prenne soin de ce qui lui a été confié, des riches autant que des pauvres, des entreprises comme des paysages, de toutes les créatures vivantes autant que de son propre frère. Tout est lié effectivement parce que l’homme lui-même est lié par alliance avec Celui qui lui a confié la responsabilité de lier les choses. Responsabilité inouïe. Telle est la compréhension chrétienne non pas de l’équilibre des « systèmes », mais de l’harmonie, tant naturelle que sociale, à laquelle nous participons par nos engagements. On peut ne pas partager cette compréhension de l’être humain, mais on doit tout au moins l’accueillir pour saisir la mobilisation de millions d’hommes et de femmes sur les questions sociales, économiques, politiques ou écologiques. Pour comprendre aussi comment ces hommes et ces femmes, même en ne travaillant qu’à une petite partie de l’œuvre commune, ont le sentiment d’œuvrer dans le même sens.
« Remettre l’homme au centre est la seule manière de donner du sens et de l’efficacité aux engagements. »
S’il y a crise, qu’elle soit économique, sociale ou écologique, ce ne peut être, selon ce point de vue, qu’une conséquence d’une crise anthropologique préalable. En rompant l’alliance avec le Dieu qui lui a confié la Création, l’homme ne se sent plus en service mais il cherche à se servir. Il n’est plus intendant mais « maître et seigneur ». Ne comprenant plus ni sa mission, ni sa responsabilité, le serviteur devient prédateur. Paradoxalement, il perd sa place centrale dans la Création, il devient un acteur parmi d’autres dans le cosmos ; et un acteur qui peut s’avérer redoutablement destructeur.
« Grandir en service, c’est grandir en humanité, pour que d’autres grandissent et servent à leur tour. »
L’homme n’étant plus le centre de gravité intégrateur, ce qui est lié par lui entre en déséquilibre. Il n’y a plus de principe permettant de tendre vers l’harmonie mais des « systèmes » qu’il faut tâcher de gérer, de bricoler, de rééquilibrer sans cesse. On mise sur la finance, la force militaire, l’éducation ou la technologie. On spécule sur le progrès. Mais faute de point commun permettant d’évaluer les actions fragmentaires, les déséquilibres résolus d’un côté aggravent régulièrement d’autres situations.
L’interdépendance des facteurs de ces systèmes peut, je l’ai dit, décourager l’action. La menace d’introduire de nouveaux déséquilibres suggère d’éviter toute intervention ou de condamner tout ce qui pourrait créer un « effet pervers » : par exemple, limiter la mortalité infantile conduit à l’accroissement de la population, qui pèsera sur les ressources naturelles et appauvrira finalement la population, au risque de déstabiliser tout l’ordre social. On se gardera alors d’intervenir en quoi que ce soit, selon la doctrine du « laisser-faire ».
En toute logique, remettre l’homme au centre est la seule manière de donner du sens et de l’efficacité aux engagements : sans principe intégrateur pour de telles actions, elles manqueront de cohérence globale. Pour les faire converger, il faut reconsidérer ces actions du point de vue de leurs conséquences sur l’être humain, « tout l’homme et tous les hommes » comme l’avait établi l’encyclique Populorum Progressio en 1967 (à la suite de l’économiste François Perroux).
Qu’est-ce que cela veut dire ? Que les engagements ou les politiques économiques ou sociales doivent avoir pour intention la croissance en humanité de chaque homme et de tous les hommes. Elles retrouvent ainsi un sens qui les intègre : la recherche d’un bien qui nous est commun. Le développement économique, l’éducation, l’usage de la médecine, la qualité du travail ou la liberté d’expression sont alors liés par le même souci, celui de donner plus de chance à plus de monde d’être davantage humain. Telle est la croissance qui importe.
Cela suppose de se battre pour assurer à l’homme sa juste nourriture : ni plus, ou ce serait du gaspillage ; ni moins, ou ce serait la misère. Elle comprend des biens matériels mais aussi la dignité, le droit à la beauté et à la justice – besoins qui sont aussi naturels que le pain. Un critère très raisonnable pour évaluer les actions et les politiques : leurs conséquences sur les plus vulnérables, les plus faibles ou les plus pauvres ; ceux, qui n’ont ni la force, ni les moyens d’épanouir leur propre humanité et qui ont besoin de l’aide des mieux lotis.
Mais quelle est donc cette « humanité » qu’il s’agit de faire grandir ? C’est reconnaître que la Création est un cadeau, qu’elle nous est confiée (par Dieu, dit le chrétien). Du coup, être humain, c’est être en service, au service d’une telle responsabilité. La boucle est alors bouclée : en entrant au service non pas des « systèmes » abstraits mais de l’humanité, chaque homme, qu’il soit croyant ou non, retrouve sa vocation d’homme. Le service manifeste l’humanité. Grandir en service, c’est grandir en humanité, pour que d’autres grandissent et servent à leur tour ; ou, s’ils ne le peuvent plus, le respect qu’on leur témoigne fait grandir la société qui les soigne.
Chaque humain peut redevenir alors sensible à la fragilité de l’environnement naturel, aux injustices sociales et aux dangers de l’économie réduite à la recherche du profit, aux désastres des guerres ou des violences urbaines. Il peut agir localement, souvent de manière infime. Mais s’il sait que d’autres humains sont, comme lui, au service de l’humanité – c’est-à-dire de la Création, car c’est tout un – son action a toutes les chances d’entrer en harmonie avec la leur. C’est ainsi qu’il trouve, en même temps que le goût du service, celui de l’harmonie, et qu’il peut louer Celui qui lui en a confié la charge ou simplement admirer la beauté du monde auquel il a la chance de participer. Et tout alors est vraiment relié.